Littérature: Jean-Luc Aka-Evy explore la portée universelle de l’art traditionnel africain

Dans son dernier livre « Le cri de Picasso » édité par Présence africaine, Jean-Luc Aka-Evy évoque la puissance créatrice de l’art traditionnel africain et son influence chez les grands artistes du XXe siècle. Un sujet qui a fait l’objet, la semaine dernière à Paris, d’un débat mémorable avec Souleymane Bachir Diagne.

A l’heure où l’Afrique demande la restitution de ses œuvres d’art par les grands musées européens, Jean-Luc Aka-Evy, philosophe, écrivain, ambassadeur du Congo au Sénégal, s’interroge dans « Le cri de Picasso – Les origines “nègres” de la modernité » sur ce qu’est l’art traditionnel africain, sa place dans le monde artistique, son odyssée et le sens du retour de ces œuvres sur leurs terres d’origine. Vaste débat que l’écrivain explore sur plus de 700 pages préfacées par Souleymane Bachir Diagne.

Jeudi dernier dans le salon Jacques-Kerchache du musée du quai Branly-Jacques-Chirac, le sujet était au cœur d’un dialogue nourri entre les deux écrivains philosophes sur la force motrice que fut l’art classique africain dans la révolution esthétique du XXe siècle. Dans son livre, Jean-Luc Aka-Evy démontre la pleine puissance créatrice des objets d’art africain traditionnel dont il défend la portée universelle. Et en rappelle le parcours singulier.

Certains furent exposés dès le XVe siècle dans les grands salons européens et les cabinets dits de « curiosités » où ils étaient considérés en tant qu’œuvres d’art. Bien plus tard, ils firent leur apparition dans les musées d’histoire naturelle en Europe ou en Amérique mais à des fins ethnographiques.

Qu’ils soient venus de manière légale ou arrachés au continent, ces œuvres étaient des objets « transmetteurs de pensée » et c’est là l’essence même de ce livre sur lequel est revenu Souleymane Bachir Diagne en soulignant la concordance de vue des deux hommes : les objets d’art classique africain qui se sont retrouvés en Europe ou en Amérique ne sont pas restés inertes. Ils ont continué de manifester la force qu’ils contenaient.

« Quand on se rapporte à l’origine des terroirs qui leur ont donné naissance, ces objets étaient le langage visuel d’une métaphysique et c’est à ce titre qu’ils se sont chargés d’une force motrice », a développé Souleymane Bachir Diagne. « Une fois arrivés en Europe ils ne sont pas tenus tranquilles. Ils étaient, comme l’a dit Victor Hugo, “une

force qui va”. Et c’est à ce titre de force motrice qu’ils ont pénétré le langage des artistes et des poètes européens », a-t-il ajouté.

 Des artistes et des poètes qui avaient la capacité de recevoir ces langages et d’en faire quelque chose, a-t-il relevé. Ainsi, Guillaume Apollinaire comme de nombreux écrivains et artistes de l’époque ont combattu pour dire que la place de ces pièces n’était pas dans des lieux ethnographiques et que leur langage plastique avait tout son sens dans les musées d’art.

Un livre très érudit sur l’analyse des œuvres artistiques

Le titre du livre de Jean-Luc Aka-Evy, « Le cri de Picasso », marque le moment où Pablo Picasso répond à un critique d’art : « L’art nègre connaît pas ! ». Son goût pour l’art traditionnel africain n’est pas ethnographique. De fait, le peintre des demoiselles d’Avignon s’intéresse à la force de l’art et a interprété son propre fonds de masques africains pour façonner les visages de cette toile célèbre qui ouvrira l’époque du cubisme.

Cette traduction effectuée par Picasso marque une révolution, un moment de basculement et « d’africanisation de cette modernité », a rappelé Souleymane Bachir Diagne. « C’est le message de ce livre par ailleurs très érudit sur l’analyse des œuvres artistiques, à une époque où l’Europe assurée d’elle-même considérait qu’elle n’avait rien à apprendre de l’extérieur quand ces objets dans les musées disaient le contraire et témoignaient que le monde était en train de s’africaniser, de s’universaliser », a-t-il salué.

Ces objets venus des terroirs africains ont produit un discours universel. Il fallait, comme l’a exprimé en son temps Alioune Diop, « désoccidentaliser pour pouvoir universaliser ». Affirmer le pluriel du monde… C’est la leçon que portent ces objets quand l’Europe se considérait comme le continent à la portée universelle, a ajouté le philosophe sénégalais.

Vaste thème de l’universalité rapporté à l’évocation de la restitution. Un sujet sur lequel Jean-Luc Aka-Evy se positionne en philosophe et interroge : « On demande la restitution pas seulement pour le plaisir d’avoir ces objets-là dans nos maisons mais pour retrouver un certain nombre de chaînons manquants qui font que la créativité qui s’est affirmée en Afrique a été embastillée. Il faut penser cette question mais comment ? Ces objets ont été marqués par cette traversée douloureuse sur le plan métaphysique. En les ramenant, va-t-on retrouver cette dimension ? » Le débat est plus que jamais d’actualité.

« Le cri de Picasso », Jean-Luc Aka-Evy. Collection En toutes lettres. Présence africaine. 726 pages.

« Ces figurines sont porteuses de pensée, de spiritualité, d’universalité… elles sont chargées de mémoires. Quand je regarde ces objets j’essaye de retrouver autant que faire se peut la mémoire. »

Bénédicte de Capèle – Les Dépêches de Brazzaville

Légendes et crédits photo :

© musée du Quai Branly – Jacques Chirac, photos Julien Brachhammer
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A propos CARMEN FEVILIYE 808 Articles
Juriste d’affaires Ohada / Journaliste-Communicant/ Secrétaire Générale de l'Union de la Presse Francophone - UPF section France