Sommet de l’OIF: le baroud d’honneur de Michaëlle Jean pour une Francophonie politique

Le 17e sommet de la Francophonie bat désormais son plein à Erevan, en Arménie. Dans la matinée, ce jeudi 11 octobre 2018, la cérémonie d’ouverture a rassemblé plusieurs dizaines de chefs d’Etat et de gouvernement en séance plénière. En filigrane des interventions de MM. Macron et Trudeau : la désignation probable de la Rwandaise Louise Mushikiwabo au secrétariat général de l’Organisation internationale de la Francophonie, en remplacement de la Canadienne Michaëlle Jean, qui ne sera pas reconduite. Amère, cette dernière a clôturé la séance par un discours offensif centré sur les valeurs de l’OIF. Récit.

Avec nos envoyés spéciaux à Erevan,  Anastasia Bechio,  Jean-Pierre Monzat, Christophe Boisbouvier et Igor Gauquelin

Une dizaine de discours à la tribune. Ce jeudi matin à Erevan, chacun y est allé de la défense de la langue française comme outil de réconciliation entre les peuples. Mais le vrai sujet dans toutes les têtes, c’était le duel pour le secrétariat général de l’organisation, la « bataille des dames » qui défraie cette année la chronique, et qui devrait déboucher sur une victoire de Mme Mushikiwabo.

La sortante Michaëlle Jean, ancienne gouverneure générale du Canada née en Haïti, n’a jamais eu le soutien de la France dans sa course pour un second mandat. Mais sous l’impulsion de Paris, elle a également perdu celui d’Ottawa cette semaine, Justin Trudeau s’étant rallié au consensus naissant autour de sa rivale rwandaise, alors qu’il soutenait sa ressortissante activement jusque-là.

Celle qui se dit prête à aller jusqu’à un vote en huis clos des dirigeants de l’organisation, alors que la tradition privilégie d’ordinaire les consensus, a donc dû écouter avec stoïcisme les hommages qui lui ont été rendus par Emmanuel Macron et Justin Trudeau dans leurs discours respectifs. Le président français, qui a tout fait pour propulser la candidature de Mme Mushikiwabo, s’est montré poli.

« Je veux ici saluer, a-t-il dit, le travail qui a été réalisé par Michaëlle Jean, à laquelle je rends hommage. » Et de louer son féminisme : « Vous avez eu raison, Mme la secrétaire générale, de ne rien céder à ce combat. La Francophonie doit être féministe. L’avenir de l’Afrique sera féministe. Tout comme en Europe et ailleurs. » Cela ressemblait au service minimum.

Le Premier ministre canadien s’est montré plus disert au sujet de son ex-alliée. Il a salué « quelqu’un d’extraordinaire, une amie, notre secrétaire générale, Mme Michaëlle Jean ». Et Justin Trudeau d’évoquer le « travail remarquable » de sa ressortissante à la tête de l’OIF pendant quatre ans, et son « énergie contagieuse » en faveur des valeurs censées animer l’organisation.

« Michaëlle s’est affirmée comme ardente défenseure des femmes, faisant notamment valoir leur droit à l’éducation, et militant pour leur émancipation. Ses nombreuses réalisations autant envers la jeunesse que pour les droits de la personne ont enrichi non seulement notre grande organisation, mais notre monde », estime même M. Trudeau. « Merci Michaëlle », a-t-il conclu…

On l’aura compris, il s’agissait de dire dignement au revoir à la « candidate sortante », avant d’adouber très probablement par consensus l’actuelle ministre rwandaise des Affaires étrangères, vendredi en huis clos. Sauf que Michaëlle Jean, invitée plus ou moins ouvertement à retirer sa candidature ces derniers jours, entend bien mettre les divergences sur la table dudit huis clos.

En clôture de la cérémonie, la Canadienne s’est défendue dans un discours lyrique, très politique et particulièrement combatif. Pas celui d’une démissionnaire, mais plutôt les mots d’une indignée. Le discours d’une vie ? A tout le moins des paroles pour l’avenir. Dès le début de son allocution, « l’histoire nous apprend que l’on ne sait pas apprendre de l’histoire », a-t-elle dit.

Et de régler ses comptes à coups de phrases assassines, de rappels des combats politiques de la Francophonie pour la paix, la démocratie et les droits de l’homme, convoquant comme à son habitude l’un des pères fondateurs de la Francophonie institutionnelle, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Alors que la France et les Africains lui reprochent déjà d’avoir trop politisé l’OIF.

« Disons-nous bien que l’immobilisme, l’atermoiement et les compromis sont déjà une forme de régression. Car une organisation qui ruse avec les valeurs et les principes est déjà une organisation moribonde », a attaqué la probable future ex-secrétaire générale de la Francophonie dans une formule qui a fait mouche et dans laquelle les personnes ciblées se reconnaîtront sans aucun doute.

Michaëlle Jean a donc persisté et signé, un baroud d’honneur en forme d’avertissement, mettant chacun face à ses responsabilités : « MM. les chefs d’Etat et de gouvernement, a-t-elle lancé, c’est sous votre impulsion que la Francophonie, au fil de ces quelque 50 ans, a renforcé ou élargi ses missions (et) s’est affirmée comme une Francophonie politique et diplomatique. »

Usant d’anaphores, Michaëlle Jean a insisté : « C’est sous votre impulsion que nous nous sommes dotés de textes normatifs et de références exigeantes sur la pratique de la démocratie, des droits et des libertés dans l’espace francophone, ainsi que sur la prévention des conflits et la sécurité humaine. C’est en cela que le bilan de mon mandat, que je vous présenterai… est aussi votre bilan. »

Et de dramatiser l’enjeu, alors que le Rwanda est montré du doigt pour ses manquements : « De quel côté de l’histoire voulons-nous être ?, a-t-elle demandé. Sommes-nous prêts à accepter que la démocratie, les droits et les libertés soient réduits à de simples mots que l’on vide de leur sens au nom de la realpolitik, de petits arrangements entre Etats ou d’intérêts particuliers ? »

Mais encore : « Sommes-nous prêts à laisser gagner le relativisme culturel, alors que nous devrions saisir l’occasion de son 70e anniversaire pour marteler que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 n’est pas une production occidentale ? Elle est l’expression de la quintessence de cette part d’humanité inaliénable que nous avons tous et toutes en partage. »

« Sommes-nous prêts à laisser l’égoïsme à courte vue, les approches exclusivement comptables de la coopération internationale, les investissements prédateurs ou la corruption l’emporter sur l’exigence de solidarité, sur des partenariats véritablement gagnant-gagnant ? Le moment est venu (…) de choisir entre réagir ou laisser faire, progresser ou régresser. »

« Nous sommes debout et pas fatigués, a conclu la Canadienne, pour une organisation politique et exigeante » contre les nationalismes, le terrorisme et « les murs honteux et dérisoires que certains veulent ériger ». Notons qu’à la fin, Jean-Yves Le Drian, chef de la diplomatie française qui avait remplacé Emmanuel Macron dans la salle avant même ce discours, n’a pas applaudi.

Chacun aura bien compris que Michaëlle Jean parlait du régime rwandais de Paul Kagame – dont Mme Mushikiwabo est le visage diplomatique depuis presque dix ans -, ainsi que des manœuvres qui ont conduit à sa probable éviction. Dans sa manière de prendre ainsi date pour la suite de l’histoire de l’organisation francophone, on aura compris qu’il s’agissait des mots d’une femme politique seule avec ses idées.

Rappelons que les pressions de Paris sur Ottawa ont été très fortes ces derniers jours. Sans doute la France a-t-elle fait miroiter au Canada un siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies en 2020 ou 2022. Il se murmure aussi que la France se serait engagée à convaincre l’Arabie saoudite de ne pas solliciter cette année une adhésion à l’OIF.

L’éventualité d’une telle adhésion est vue d’un très mauvais œil par le Canada. Et comme par hasard, l’ambassadeur d’Arabie saoudite à Paris a écrit au président en exercice de l’OIF, le président arménien, pour lui dire que son pays suspendait sa demande pendant deux ans, c’est-à-dire jusqu’en 2020. Lettre partie en début de semaine, juste avant la décision de M. Trudeau.

Entre Ottawa et Riyad, c’est la guerre froide depuis l’affaire des tweets pro-droits de l’homme de l’ambassadeur du Canada puis son expulsion de la capitale saoudienne. Mais qu’à cela ne tienne, la messe est dite : au terme du huis clos de vendredi, la Rwandaise sera bien sacrée nouvelle reine de la Francophonie, n’en déplaise à Mme Jean et des ONG de défense des droits.

Michaëlle Jean : pas assez politique et trop dans l’affect ?

Les premières réactions au discours de la secrétaire générale à la sortie du centre de conférence sont franchement négatives. « Elle aurait pu sortir par le haut, elle a manqué sa sortie », dit un ministre d’Afrique de l’Ouest. « Elle a vomi son venin, elle aurait dû prendre de la hauteur », renchérit un ministre d’Afrique centrale. Plus philosophe, ce président d’Afrique de l’Ouest : « J’ai senti de l’amertume chez Mme Jean. Mais qu’est-ce que vous voulez ? Les organisations internationales sont le lieu d’un rapport de force. »

Même si des chefs d’Etat africains, notamment le Malien Ibrahim Boubacar Keïta, ont pu exprimer leur solidarité à Michaëlle Jean dernièrement, a contrario, la candidature de Mme Mushikiwabo, activement portée par Paris, avait reçu le soutien, en juin dernier, de l’Union africaine. Il faut dire qu’il y a quatre ans, l’actuelle secrétaire générale, ancienne journaliste, avait pris la relève de deux géants de la politique africaine à la tête de l’OIF : le Sénégalais Abdou Diouf et l’Egyptien Boutros Boutros-Ghali. L’Afrique reprend donc la main.

 

RFI

Discours de la secrétaire générale Michaëlle Jean, en ouverture du sommet de la Francophonie à Erevan, jeudi 11 octobre 2018.YouTube / OIF Francophonie

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A propos CARMEN FEVILIYE 808 Articles
Juriste d’affaires Ohada / Journaliste-Communicant/ Secrétaire Générale de l'Union de la Presse Francophone - UPF section France